Estimer l’impact des changements climatiques sur les sociétés humaines implique de parfaire la connaissance des processus en jeu. La complexité du climat terrestre oblige aujourd’hui à adopter des approches intégrées mêlant physique, biologie et socio-économie.

Le climat terrestre, et son couplage avec les dynamiques atmosphériques et océaniques, est un objet complexe dont l’analyse et la prévision ne saurait se faire autrement que par le recours à de lourds modèles numériques, les capacités de calculs des ordinateurs modernes autorisant à traiter les nombreux jeux de données requis. Contrairement à une idée reçue véhiculée par les détracteurs des travaux du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat, dont le mandat est l’étude des changements climatiques) les modèles climatiques ne sont pas tautologiques (c’est-à-dire biaisés dès leur conception pour ne montrer que des résultats déjà attendus, basés sur des données empiriques orientées, et donc sans rigueur scientifique). Au contraire, les modèles sont la traduction mathématique des mécanismes théorisés sur la base des observations. Si les données de terrain ont évidemment leur rôle à jouer (sans cela ils seraient déconnectés des réalités, nous en reparlerons), c’est bien la reformulation mathématique des phénomènes en jeu qui en est la base.

De la simulation physique aux modèles du Système Terre

Les bases physiques du climat terrestre sont aujourd’hui solidement établies (bien qu’évidemment perfectibles) et les modèles correspondants relativement robustes. Ces acquis ne sont cependant pas suffisants pour simuler précisément les trajectoires possibles du climat à venir. Plus difficilement accessible et mesurable, la contribution de la biosphère, du monde vivant, aux variations du climat a longtemps été absente des modèles. Dans un article paru dans Science en février 2018 Gordon B. Bonan et Scott C. Doney [1] décrivent ainsi la nécessité de passer des bases physiques du climat à des modèles plus complexes du Système Terre (Earth System Models ou ESMs) qui intègrent variables physico-chimiques, variables écologiques et variables socio-économiques au sein d’un cadre commun.

Le lien entre monde vivant et climat est très souvent présenté au prisme de la vulnérabilité : les organismes « subissant » les variations du climat qui sont autant de facteurs de stress. Moins connue en revanche est la capacité des êtres vivants à modifier leur environnement. Cette capacité ne se limite pas aux organismes ingénieurs (à l’image des coraux ou des castors dont l’action environnementale est évidente) et tous contribuent à modifier les conditions de leur habitat (à des degrés et amplitudes variés).

C’est pourquoi cette intégration est si importante : un cadre commun permet certes d’identifier et de quantifier le degré de vulnérabilité de chaque espèce, mais il permet aussi d’estimer l’impact de chacune sur le climat (ces rétroactions prenant la forme d’échanges de masses et d’énergies entre biosphère, hydrosphère et atmosphère). En outre, les modèles de Système Terre permettent d’exprimer les conséquences des changements climatiques avec des indicateurs plus pertinents pour les sociétés humaines (là où une simulation purement physique fournira des prévisions en termes de températures, de cycles hydrologiques, les modèles du Système Terre donneront accès aux conséquences des changements sur le rendement des cultures, des pêcheries…).

L’intégration de la sphère socio-économique à la modélisation climatique a elle aussi son importance étant donné le rôle déterminant des activités humaines sur le climat. Elle permet d’exprimer différents scénarios de développement, durable ou non, en termes d’émissions et d’accéder aux valeurs de réchauffements correspondantes ; tout comme elle permet d’estimer les impacts probables des changements sur les sociétés. L’approche ESMs permet ainsi de combiner les bases physiques des changements climatiques, d’estimer les possibilités d’atténuation et d’évaluer la vulnérabilité, l’impact, et les trajectoires d’adaptation.

Trois foyers d’incertitude, et autant d’appels à l’action

Dans l’état actuel des connaissances, l’intégration du vivant dans le cadre de modèles systémiques diminue la précision des prévisions, la résolution spatiale, et augmente les incertitudes. Lors des Rendez-vous Océan et Climat [2] organisés par la Plateforme Océan et Climat (POC) en mars dernier, Fabrice Messal (Mercator Océan, Conseil Scientifique de la POC) disait à ce propos : « Les modèles actuels [de simulation océanique] ont une résolution de 300 millions de points soit un douzième de degré. L’ajout des variables biogéochimiques diminue cette résolution : les êtres vivants sont trop complexes pour les modèles d’aujourd’hui. » Dans leur article Bonan et Doney distinguent trois foyers d’incertitudes, qui sont autant de pistes pour orienter la recherche future.

Un premier foyer d’incertitude réside dans l’initialisation du modèle. Pour ce faire, on le paramètre avec différentes conditions initiales qui correspondent en pratique à des jeux de données issues d’observations. Pour réduire l’incertitude, il est d’usage de faire tourner le modèle avec différents jeux de données initiales : à ce titre plus le nombre de données disponibles est important, plus l’incertitude se réduit.

Il est donc crucial d’encourager et de poursuivre les efforts de recherche que ce soit en physique, en biologie mais aussi dans les sciences humaines et sociales. Dernièrement, les travaux de Casimir de Lavergne et de son équipe publiés dans Nature [3] en septembre 2017 ont précisé la connaissance de la circulation océanique et mis en évidence leur dépendance à la topographie des fonds marins (l’étude a en effet montré que la structure de la circulation est contrainte par le relief du fond des grands bassins étudiés – Pacifique, Indien et Atlantique).

Toujours dans Nature, Perez et al. [4] ont montré en février 2018 comment la circulation océanique entrainait l’acidification des profondeurs de l’océan Atlantique à un rythme bien supérieur aux estimations précédentes. L’horizon de saturation d’aragonite (en dessous duquel la dissolution est favorisée) pourrait ainsi plonger de 1000 à 1700m d’ici 30 ans et ainsi menacer les coraux profonds. Katherine Kornei a exposé dans Science en 2018 [5] les résultats inédits d’une campagne d’observation qui révèle une branche de la circulation atlantique jusqu’ici largement sous-estimée à l’Est du Groenland, là où les efforts d’observation traduits ensuite dans les modèles se concentraient sur la Mer du Labrador à l’Ouest du Groenland (résultat surprenant dans le contexte actuel d’affaiblissement de cette circulation). Tous ces résultats viennent compléter les connaissances physiques des modèles océaniques, il est aujourd’hui urgent d’en faire de même avec le vivant.

Une autre source d’incertitude est intrinsèque au modèle et correspond aux erreurs de représentation des processus en jeu. Les « erreurs de modèles » (dues à une transcription mathématique et numérique incomplète des phénomènes étudiés) peuvent aussi provenir d’erreurs d’estimations, d’approximations dans le poids accordé aux différents phénomènes. Pour y pallier ou au moins en estimer l’amplitude, il est d’usage de faire tourner plusieurs modèles avec le même jeu de données initiales et les mêmes contraintes.

La résolution des incertitudes inhérentes au modèle implique de mieux connaitre les processus impliqués. Sur ce point, deux articles publiés en janvier 2018 dans Nature [6] par Piers Forster, et par Peter M. Cox et son équipe apportent des précisions d’une importance cruciale en précisant la sensibilité du climat aux concentrations de CO2. Cette donnée est d’une extrême importance car elle quantifie la valeur de réchauffement associée à un doublement de la concentration en COatmosphérique (dans son rapport de 2013 le GIEC estimait qu’un doublement du COatmosphérique se traduirait par un réchauffement de 1,5 à 4,5°C ; dans les travaux les plus récents menés par Cox et al. cette valeur est précisée à 2,2-3,4°C).

Sur un autre registre Tim DeVries a publié dans Nature[7] en février 2017 de nouvelles estimations du devenir de la « pompe à carbone océanique » (laquelle dépend de nombreux processus dont les réponses aux changements climatiques sont parfois antagonistes) : l’affaiblissement de la circulation de retournement pourrait selon ses résultats accroître l’absorption nette de carbone en diminuant les rejets dans les zones de remontée des eaux tropicales. Dans la continuité de ces travaux, le besoin de mieux comprendre les phénomènes en jeu (tant physiques qu’ayant trait à la biologie ou aux cycles biogéochimiques) doit être pris en compte dans la définition des politiques de recherche.

Finalement les incertitudes proviennent aussi des biais de scénarisation. Pour passer brièvement sur ce dernier point, on notera seulement que nul ne peut se targuer de connaitre les trajectoires des développements socio-économiques (et des émissions de CO2associées) à venir. Les scénarios ne sont que la poursuite de tendances actuelles affectées de différents postulats. Cependant, une meilleure connaissance des conditions politiques et socio-économiques ne peut que profiter à ce difficile exercice.

Quel message tirer de ces progrès de la modélisation ?

On retiendra l’importance de disposer de jeux de données étoffées, de comprendre et représenter les mécanismes physiques, biogéochimiques et biologiques impliqués dans le fonctionnement et la variabilité du climat et de pouvoir tester les modèles sur des conditions connues du climat passé rendues accessibles par la paléoclimatologie.  A ce titre il est crucial de continuer à investir dans la recherche.

La connaissance scientifique est indispensable à toute politique crédible d’adaptation et d’atténuation des changements climatiques. Elle en constitue les conditions préalables et les fondements.

Le monde vivant a un statut particulier : source de solutions, il est au cœur des scénarios d’atténuation/adaptation.Les connaissances des écosystèmes océaniques sont encore lacunaires comparé à leurs équivalent terrestre (du fait entre autres de la difficulté d’accès à des environnements comme l’océan profond), pourtant nécessaires pour mieux comprendre les processus et les rétroactions biologiques sur le climat.

Au rythme actuel d’érosion de la biodiversité (dont l’accélération est à craindre) nos options se réduisent. Il est urgent d’agir et la connaissance doit être au fondement des choix de gestion/protection et des trajectoires de développement futures.

Antoine PEBAYLE, Plateforme Océan et Climat

 

[1]Climate, ecosystems, and planetary futures: The challenge to predict life in Earth system models, G. B. Bonan & S. C. Doney, Science vol. 359 (02/02/2018)

[2]https://ocean-climate.org/?p=5268

[3]Abyssal ocean overturning shaped by seafloor distribution, C. de Lavergne, C. Madec, F. Roquet, R.M. Holmes & T. J. McDougall, Nature vol. 551 (09/11/2017)

[4]Meridional overturning circulation conveys fast acidification to the deep Atlantic Ocean, Perez et al., Nature vol. 554 (22/02/2018)

[5]Ocean array alters view of Atlantic conveyor, Katherine Kornei, Science vol. 359 (23/02/2018)

[6]Homing in on a key factor of climate change, Piers Forster, Nature vol. 553 (18/01/2018) ; Emergent constraint on equilibrium climate sensitivity from global temperature variability, Peter M. Cox, Chris Huntingford & Mark S. Williamson, Nature vol. 553 (18/01/2018)

[7]Recent increase in oceanic carbon uptake driven by weaker upper-ocean overturning, Tim DeVries, Mark Holzer & François Primeau, Nature vol. 542 (09/02/2017)