De nos côtes jusqu’aux profondeurs abyssales, l’océan est incontestablement le plus grand espace de vie de la planète, avec un peu moins de 280 000 espèces recensées (1). Il s’agit pourtant d’un espace qui reste largement inexploré : on estime qu’il pourrait abriter entre 500 000 et plus de 10 millions d’espèces différentes – sans même compter le monde microbien, dont le nombre d’espèces serait proche de la dizaine de milliards (2).
En plus d’être un formidable réservoir de biodiversité, l’océan fournit des services essentiels au maintien de la vie sur Terre (3), notamment en matière de régulation du climat : il absorbe chaque année 30 % du CO2 émis par l’Homme dans l’atmosphère et plus de 90 % de la chaleur additionnelle due aux gaz à effet de serre. Ses fonctions de régulateur du climat sont aujourd’hui largement reconnues, fonctions qui sont essentiellement associées à des processus physico-chimiques mais aussi biologiques. Ces derniers, encore peu connus, méritent pourtant toute notre attention : les écosystèmes océaniques auront sans doute un rôle clé dans l’évolution future de puits de carbone océanique.
Quels sont les liens entre biodiversité marine et régulation du climat ? Quel est l’impact des activités humaines sur les écosystèmes océaniques et leur capacité de régulation ? Quelles solutions mettre en œuvre pour y remédier sur le plan politique ? En cette journée mondiale de l’océan, la Plateforme Océan et Climat souhaite apporter un éclairage sur la place centrale qu’occupe la biodiversité océanique dans la régulation du climat, et sur l’urgence de sa protection.
Quel rôle joue la biodiversité océanique dans la régulation du climat ?
L’océan est le plus grand puits naturel de carbone sur Terre et fournit, grâce à ses écosystèmes, de nombreux services d’atténuation des effets du changement climatique (4). Ces fonctions d’atténuation sont notamment permises par certaines espèces marines qui jouent un rôle clé dans le cycle du carbone naturel en séquestrant de grandes quantités de carbone dans les eaux de l’océan profond.
Cette fonction de séquestration de carbone passe, pour une grande partie, par le plancton, vaste ensemble d’organismes (animaux et végétaux), souvent microscopiques, qui se développent dans tous les milieux aquatiques. Le phytoplancton (plancton végétal) capte du carbone grâce à la photosynthèse, et est ensuite ingéré par le zooplancton (plancton animal) qui s’en nourrit. Ce faisant, le CO2 de l’atmosphère dissous dans la mer et absorbé par le phytoplancton est ensuite ramené dans les profondeurs océaniques par le zooplancton.
D’autres écosystèmes dits de “carbone bleu”, comme les prairies sous-marines et les forêts de mangroves, participent également à l’atténuation du climat. Grâce à la photosynthèse, ces écosystèmes captent le gaz carbonique de l’atmosphère et piègent les sédiments dans leurs systèmes racinaires, emprisonnant ainsi le carbone (5).
Par exemple, la posidonie constitue un des emblèmes du carbone bleu côtier. Très répandue, cette plante à fleurs occupe 20 à 50 % des fonds situés entre la surface et 50 mètres de profondeur. Présente sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, elle forme des herbiers marins classés parmi les habitats naturels côtiers les plus productifs de la planète. Elle libère entre 14 et 20 litres d’oxygène par jour pour chaque m² d’herbier (6). En tenant compte de la superficie occupée par les herbiers de posidonies en Méditerranée (environ 35 000 km²), la quantité de carbone ainsi séquestrée pourrait atteindre 1.09 Tg de carbone par an (7). La posidonie va, en se développant, étendre sa surface d’échange avec l’environnement et capter davantage de gaz carbonique, mais aussi libérer plus d’oxygène dans l’atmosphère. A l’inverse, leur dégradation entraînerait une remise en circulation dans l’environnement d’une quantité non négligeable du carbone stocké depuis des années dans ces écosystèmes.
En plus de ses fonctions de puits de carbone, elle constitue également une nurserie pour de nombreuses espèces marines, et participe donc directement à favoriser la reproduction et le développement de nombreux poissons.
Outre l’atténuation du changement climatique, certains écosystèmes rendent des services en matière d’adaptation aux effets du changement climatique. Les récifs coralliens constituent un exemple intéressant. En effet, un récif corallien pourrait absorber jusqu’à 90 % de la force d’impact d’une vague (8). Les récifs coralliens protègent actuellement plus de 150 000 km de côtes (9), agissant comme un rempart face aux effets de l’élévation du niveau des mers, de l’érosion côtière et de la multiplication des événements extrêmes.
Alors même que le dernier rapport spécial du GIEC “Océan et Cryosphère” fait état des changements observés dans l’océan et qui pourraient devenir, à une certaine échéance, irrémédiables et irréversibles (10), protéger les écosystèmes marins apparaît plus urgent que jamais dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.
Quels impacts des activités humaines sur les écosystèmes océaniques et leur capacité à réguler le climat ?
A l’heure actuelle, jusqu’à 10 milliards de tonnes de gaz carbonique sont émises chaque année dans l’atmosphère (5), affectant directement le système climatique. L’océan, sa biodiversité et le climat étant intimement liés, la concentration trop importante de gaz à effet de serre dans l’atmosphère entraîne de nombreuses conséquences : des conséquences physico-chimiques sur l’océan, mais aussi sur ses écosystèmes, et in fine sur les sociétés humaines.
L’augmentation de la concentration de gaz à effet de serre entraîne un réchauffement de l’atmosphère impactant directement l’océan, qui se réchauffe lui aussi. En effet, ce dernier a absorbé environ 150 milliards de tonnes de carbone depuis 1870 (5). Ainsi, le réchauffement du système climatique provoque l’apparition de vagues de chaleur océaniques, qui concerneraient près de 84 % de la superficie de l’océan (11). Certains organismes sont capables de se déplacer pour trouver des conditions thermiques plus adaptées, et migrent vers des eaux plus froides, entraînant des changements dans les réseaux trophiques. Une étude du CNRS a récemment démontré que les espèces marines se déplaçaient ainsi à une vitesse moyenne de plus de 6 km par an vers les pôles, contre 1 km pour les espèces terrestres (12). D’autres espèces marines, quant à elles, ne peuvent se déplacer et/ou n’ont pas le temps de s’adapter, les changements étant trop rapides. Le plancton polaire, par exemple, possède un patrimoine génétique moins flexible que celui des zones tropicales, l’exposant au risque de disparaître et d’entraîner un écosystème entier à sa suite (13).
Une autre conséquence du réchauffement de l’océan est la désoxygénation, les eaux plus chaudes contenant moins d’oxygène (14). Sur les dernières décennies, les zones de minimum d’oxygène, soit les zones sous-marines où la teneur en oxygène est à son plus bas, ont augmenté de 3 à 8 %. Dans ces zones, de nombreuses espèces ne peuvent pas survivre et la désoxygénation pourrait mener à une perte de 15 % de la biomasse globale des animaux marins d’ici 2100 (10).
Ces impacts observés sur la biodiversité marine et l’océan ont, à leur tour, des conséquences sur le climat. Laurent Bopp, Directeur de Recherche CNRS au Laboratoire de météorologie dynamique (LMD), Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL), et membre du Conseil Scientifique de la Plateforme Océan et Climat, parle dans la lettre d’information n°17 de l’Institut Océanographique Paul Ricard « Le carbone bleu, souffle de l’océan » (5), d’une boucle. « Lorsque les émissions de gaz carbonique augmentent dans l’atmosphère, les puits naturels de carbone – terrestres et océaniques –, sont moins efficaces à absorber le carbone, car un océan plus chaud capte moins de gaz carbonique. Du coup, la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère est accélérée, donc le système climatique se réchauffe encore plus, le changement climatique s’amplifie et l’efficacité des puits naturels de carbone se réduit à nouveau… Et ainsi de suite, pour une nouvelle boucle. » Les activités anthropiques et leurs conséquences remettent donc en cause la capacité de l’océan et de sa biodiversité à accomplir leur fonction de régulateurs du climat (5).
Protéger, conserver, restaurer la biodiversité : autant de solutions d’avenir pour lutter efficacement contre le changement climatique
Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement en dessous des 1,5°C est aujourd’hui reconnu comme l’enjeu principal en matière de lutte contre le changement climatique, protéger les écosystèmes marins demeure essentiel pour maintenir l’équilibre du vivant et du climat. C’est dans cette perspective que la Plateforme Océan et Climat, depuis sa création à la COP21, promeut des recommandations pour un océan en bonne santé et un climat protégé. Plusieurs pistes d’action centrées sur la protection de la biodiversité sont ainsi abordées dans son plaidoyer 2019 (15), notamment :
- “Protéger les écosystèmes marins à forte valeur écologique et biologique, et/ou ceux qui séquestrent et stockent une grande quantité de carbone, le « carbone bleu »”.
- “Accélérer significativement la mise en place de mesures d’adaptation, en particulier pour les États insulaires et les régions côtières, en privilégiant les solutions fondées sur la nature.” Par exemple, dans le cadre d’une réduction des risques littoraux, réhabiliter un cordon dunaire constitue une solution fondée sur la nature permettant de prévenir du risque d’une submersion marine (16).
- “Créer et gérer effectivement des aires marines à protection haute et/ou intégrale”, permettant de protéger et de conserver la biodiversité océanique des pressions humaines (surpêche, chalutage de fond ou encore exploitation pétrolière et gazière) tout en renforçant la résilience au changement climatique.
Afin de pouvoir mettre ces solutions en œuvre, il est essentiel de prendre en compte les liens entre l’océan, la biodiversité et le climat. La crise sanitaire que le monde traverse actuellement a décalé l’agenda international, alors que l’année 2020 devait être la “Super Year for Biodiversity”. C’est cette année que devait se tenir le Congrès mondial de la nature de l’UICN, à Marseille (France), ainsi que la COP15 de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) à Kunming (Chine), mais aussi la COP26 de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC), lors de laquelle les Etats doivent revoir à la hausse leurs engagements volontaires (NDC’s).
Ce décalage crée une fenêtre d’action, dont il faut sans aucun doute tirer profit pour repenser non seulement nos systèmes de gouvernance, mais aussi notre approche sur les problématiques de protection du climat, de la biodiversité et de l’océan. Il faudrait considérer l’interdisciplinarité scientifique, mais aussi et surtout considérer un rapprochement entre les différentes conventions internationales sur le climat (CCNUCC) et la biodiversité (CDB). Pour ces raisons, la Plateforme Océan et Climat invite les Parties à la CCNUCC et à la CDB à un rapprochement entre les différentes instances de gouvernance, telles que les COP et les organes subsidiaires, et à construire des agendas d’action communs pour une gouvernance intégrée « océan-climat-biodiversité ».
Une volonté politique forte est nécessaire afin de s’assurer que les solutions mises en place aient des effets positifs et durables pour l’ensemble du vivant. Plus que jamais, 2021 devra être l’année de la mobilisation générale en faveur de l’océan, du climat et de la biodiversité.
Anaïs Deprez, Claire Thomas
* Ce livret a été réalisé par les médiateurs scientifiques membres de la Plateforme Océan et Climat appartenant aux entités suivantes : Aquarium Tropical de la Porte Dorée, CNRS, Institut Océanographique, Fondation Albert 1er Prince de Monaco, Museum National d’histoire naturelle, Nausicaa, Océanopolis, Union des Conservateurs d’Aquariums.
Références
(1) Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2019. Gilles Boeuf, “Océan, biodiversité et climat”.
(2) Ifremer, 2017. Biodiversité marine. https://wwz.ifremer.fr/Expertise/Eau-Biodiversite/Biodiversite-Marine [Consulté pour la dernière fois le 18/05/2020].
(3) Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2016. Clara Grillet et al., “Les services écosystémiques marins en Europe”.
(4) Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2019. Laurent Bopp et al., “L’océan, pompe à carbone”.
(5) Institut Océanographique Paul Ricard, 2019. Le carbone bleu, souffle de l’Océan avec Laurent Bopp, Dorothée Herr et Chloë Webster. http://www.institut-paul-ricard.org/wp-content/uploads/2019/09/Lettre-IOPR-2019-Carbone-BD.pdf [Consulté pour la dernière fois le 19/05/2020].
(6) The Mediterranean Wetlands Initiative, 2017. Posidonia, the lung of the Mediterranean.https://medwet.org/2017/10/mediterranean-posidonia/ [Consulté pour la dernière fois le 19/05/2020].
(7) Pergent G., Bazairi H., Bianchi C.N., Boudouresque C.F., Buia M.C., Clabaut P., Harmelin-Vivien M., Mateo M.A., Montefalcone M., Morri C., Orfanidis S., Pergent-Martini C., Semroud R., Serrano O., Verlaque M., 2012. Les herbiers de Magnoliophytes marines de Méditerranée. Résilience et contribution à l’atténuation des changements climatiques. IUCN, Gland, Switzerland.
(8) Wells S., 2006. In The Front Line Shoreline Protection and other Ecosystem Services from Mangroves and Coral Reefs.
(9) Coral Guardian. www.coralguardian.org [Consulté pour la dernière fois le 18/05/2020].
(10) Plateforme Océan et Climat, 2019. Blog Le Monde. Le GIEC adopte le Rapport Spécial sur l’Océan et la Cryosphère dans le contexte du changement climatique. [Consulté pour la dernière fois le 18/05/2020].
(11) Organisation météorologique mondiale, 2020. Déclaration sur l’état du climat mondial en 2019. https://library.wmo.int/doc_num.php?explnum_id=10211 [Consulté pour la dernière fois le 19/05/2020].
(12) Jonathan Lenoir, Romain Bertrand, Lise Comte, Luana Bourgeaud, Tarek Hattab, Jérôme Murienne, Gaël Grenouillet, 2020. Species better track climate warming in the oceans than on land. Nature Ecology & Evolution. DOI: 10.1038/s41559-020-1198-2
(13) F.M. Ibarbalz et al., 2019. Global trends in marine plankton diversity across kingdoms of life, Cell 179, 1084–1097, November 14, 2019
(14) Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2016. Kirsten Isensee et al., L’océan est à bout de souffle.
(15) Plateforme Océan et Climat, 2019. Plaidoyer : Un océan en bonne santé, un climat protégé. https://ocean-climate.org/wp-content/uploads/2019/11/mep-plaidoyer-WEB.pdf [Consulté pour la dernière fois le 19/05/2020].
(16) UICN France, 2018. Les Solutions fondées sur la Nature pour lutter contre les changements climatiques et réduire les risques naturels en France. Paris, France.
Autres ressources :
- Fig.1 – L’océan, pompe à carbone biologique. Par la Plateforme Océan et Climat, Fiches pédagogiques tome 2.
- Fig.2 – Océan et changement climatique : panorama des conséquences. Auteurs : Corinne Bussi-Copin, Céline Liret, Emilie Etienne.
- IPCC, 2019. The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate [Nerilie Abram, Jean-Pierre Gattuso, Anjal Prakash, Regine Hock, Golam Rasul, Michael Meredith, Martin Sommerkorn, Michael Oppenheimer,Bruce Glavovic, Nathaniel L. Bindoff, William W. L. Cheung, James G. Kairo, Matthew Collins, Michael Sutherland], In Press.
- Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2019. Philippe Cury, Biodiversité marine exploitée et changement climatique.
- Plateforme Océan et Climat, Fiches scientifiques, 2019. Denis Allemand, Les coraux et le changement climatique.
- Plateforme Océan et Climat, 2019, Océan et Changement climatique : les nouveaux défis. Focus sur 5 grands thèmes du Rapport Spécial « Océan et Cryosphère »
- Agathe Euzen, Françoise Gaill, Denis Lacroix, Philippe Cury, 2017. L’océan à découvert. CNRS Editions.