L’océan absorbe plus de 90 % de l’excédent de chaleur induit par les activités humaines[i]. L’augmentation de température qui en résulte se fait ensuite ressentir jusqu’à des profondeurs de plus de 2 000 m. Les conditions de vie des espèces sont alors modifiées et entrainent un déplacement de leurs aires de répartition conduisant à une redistribution spatiale de la biodiversité marine à l’échelle planétaire[ii]. Pour tenter de mieux appréhender ces déplacements, une nouvelle approche se développe : la mesure de la vélocité climatique. Celle-ci cherche à estimer l’exposition potentielle au changement climatique d’une ou de plusieurs espèces d’un espace donné, en estimant la distance qu’elles ont à parcourir pour conserver des conditions climatiques stables dans le temps. Cette étude pourra aider à mieux appréhender les bouleversements de l’océan induits par le changement climatique et ses conséquences pour les écosystèmes et nos sociétés.

 

Vivre dans un espace en trois dimensions 

Si l’océan limite en partie le changement climatique, les changements globaux issus des émissions de CO2 des activités humaines accentuent déjà la vulnérabilité de ses écosystèmes avec un effet considérable sur les aires de répartitions des espèces marines[iii]. Selon une étude récente, les espèces marines se déplaceraient vers le pôle six fois plus rapidement que les espèces terrestres[iv]. Cette vitesse de migration suggère que la redistribution des espèces aura de plus grandes conséquences dans l’océan que sur terre si les écosystèmes et nos sociétés ne s’adaptent pas assez vite.

 

Alors que notre attention est souvent focalisée sur les changements physiques de l’océan, le développement de certaines populations dans des espaces qu’elles n’occupaient pas avant entraine déjà des réorganisations sur le long terme au sein des communautés marines. Ces changements dans la répartition géographique de la biodiversité peuvent s’accompagner d’une perte de diversité génétique ou fonctionnelle via la fragmentation ou la réduction des habitats, c’est-à-dire la perte de certains génomes ou de certaines fonctions essentielles au bon fonctionnement des populations et des écosystèmes. Les changements de répartition pourraient aussi conduire à l’émergence de nouvelles communautés marines. Certaines prévisions annoncent que les prochaines décennies verront des changements conséquents s’opérer dans la composition des communautés arctiques, de certaines régions tempérées comme la mer du Nord, des tropiques et de l’océan Austral[v]. En cause, des espèces opportunistes à grande capacité d’adaptation se chargeront d’occuper la plupart des habitats disponibles au détriment d’espèces plus sensibles au changement climatique[vi].

 

De plus, si les 200 premiers mètres de la colonne d’eau sont bien documentés, en dessous de ce seuil les changements des conditions de vie des espèces des grands fonds, leurs limites physiologiques et les effets du changement climatique sur les interactions trophiques (le long de la chaine alimentaire) sont moins bien connus. Les conséquences du réchauffement sur ces milieux demeurent incertaines, mais risquent d’être plus importantes que prévues[vii]. Comme le suggèrent des études récentes[viii], les déplacements des espèces d’eaux profondes pourraient être plus importants que ceux des espèces en surface. Même si la vitesse du réchauffement en eau profonde est moindre que celle observée en surface, le fait que ces habitats aient généralement des températures très stables, aussi bien dans le temps que sur de très grandes distances, les rend plus sensibles aux changements climatiques.

 

 

Quels enjeux pour la biodiversité marine mondiale ?

Face à ces changements d’envergures, les individus d’une espèce ont plusieurs façons de réagir : s’adapter aux nouvelles conditions de vie dans leur aire de répartition actuelle ou se déplacer vers de nouvelles airesgéographiques pour trouver des conditions climatiques plus favorables. Le succès de la reproduction d’une espèce est fortement lié à son environnement. Les nouvelles conditions qui émergent en un lieu donné favorisent certaines espèces qui voient leur population augmenter, tandis que d’autres sont défavorisées et régressent. Les changements étudiés, dont le réchauffement des eaux, entraînent alors une modification de la structure et de la diversité des communautés à l’échelle planétaire et peuvent voir émerger de nouvelles communautés d’espèces.

 

D’un point de vue scientifique, comprendre les déplacements des populations étudiées, dans le temps et l’espace, est essentiel pour déterminer quand et où celles-ci sont ou seront exposées aux impacts du changement climatique. L’anticipation de ces impacts sur la biodiversité marine – en particulier la composition de ses communautés – est également cruciale pour comprendre la dynamique de déplacements des populations marines[ix] mais également pour réduire les menaces sur les services écosystémiques dont dépendent de nombreuses activités humaines liées à la mer, comme la pêche.

 

Des chercheurs comme William W.L. Cheung se sont déjà intéressés aux effets du changement climatique sur le déplacement de populations d’espèces pêchées[x]. Tous reconnaissent que ces modèles s’accompagnent souvent d’un degré d’incertitude élevé[xi]. À cela s’ajoute un manque de connaissances sur la biogéographie et la biologie des espèces ne permettant pas avec certitude d’appréhender les déplacements des populations marines[xii]. Pour essayer de mieux comprendre ces déplacements, l’estimation de la vélocité climatique se développe donc depuis une dizaine d’années.

 

Qu’est-ce que la vélocité climatique ?

Le concept de vélocité climatique date de 2009[xiii] et peut être défini comme la vitesse et la direction de déplacement qu’un point doit suivre pour rester dans un espace climatique relativement similaire[xiv]. Concrètement, la vélocité permet d’estimer l’exposition potentielle au changement climatique d’une ou de plusieurs espèces d’un espace donné, en estimant la distance à parcourir pour conserver des conditions climatiques stables dans le temps. Cette vélocité est souvent appliquée à la température et se calcule comme le ratio de la vitesse d’évolution de la température (en °C/an) sur le gradient thermique horizontal maximal (en °C/km) pour obtenir le déplacement de l’espèce étudiée en km/an. En pratique, plus une zone se réchauffe rapidement, plus la vélocité climatique est élevée. Mais pour une même vitesse de réchauffement, ce sont les régions où les variations de température sont les plus faibles qui exprimeront les plus fortes vélocités climatiques. En effet, les espèces de ces milieux étant a priori moins adaptées à des changements de température conséquents, il leur faudra se déplacer sur des distances beaucoup plus grandes pour conserver des conditions thermiques inchangées.

 

Des études récentes ont montré une très bonne corrélation entre les changements de répartition de certaines espèces marines (vitesse et direction de la migration apparente) et la vélocité climatique calculée pour les dernières décennies[xv]. L’associer à des données sur les conditions de vie des espèces étudiées pourrait ainsi permettre de prévoir la direction et la vitesse des déplacements potentiels du vivant. 

 

De plus, alors que les études précédentes basées sur la biologie des organismes se limitent à des espèces suffisamment bien étudiées et exploitées par la pêche, le principe de mesure de la vélocité climatique se veut simple et intuitif. Se basant principalement sur des données physiques, il permet alors de considérer un large éventail d’espèces marines : 12 796 dans une étude de 2015, contre 802 dans l’étude de Cheung de 2014[xvi]. De plus, cette nouvelle analyse ne se limite plus aux changements de la richesse en espèces d’un espace donné mais examine pour la première fois à l’échelle mondiale et dans le temps et l’espace l’effet du changement climatique sur la composition des communautés marines.

 

Une limite à ce concept reliant biogéographie et climat : bien que ce nouveau modèle présente moins d’inconnues que les modèles précédents, le déplacement des populations est complexe à appréhender, il est difficile de prévoir avec précision où une espèce aura la capacité de s’installer dans le futur. Ses déplacements peuvent varier selon que la migration concerne les adultes ou la dispersion des larves, si elle peut migrer en profondeur ou pas, et ne pas aller systématiquement dans une même direction. Il est donc possible que des espèces ne parviennent pas à s’installer dans des régions où le climat leur permettrait de se développer. Malgré cela, cet outil permet déjà d’anticiper des tendances et pourrait offrir une aide à la fois à l’élaboration de mesures de conservation et au processus de décision visant ces mesures en l’informant mieux

 

 

Un outil efficace pour la conservation marine ?

Les AMP sont définies par l’UICN comme « un espace géographique clairement défini, reconnu, spécialisé et géré par des moyens légaux ou d’autres moyens efficaces, visant à assurer la conservation à long terme de la nature et des services écosystémiques et valeurs culturelles qui y sont associées »[xvii]. Or, des études montrent que les délimitations géographiques des aires protégées actuelles risquent de devenir rapidement obsolètes.

 

Selon certaines prévisions, le changement climatique entrainera le déclin des communautés de ces aires protégées, induisant leur migration vers de nouvelles zones géographiques[xviii]. Une étude montre par exemple qu’en 2100 plus d’un tiers des populations de phytoplancton tropical aura vu son aire de répartition et ses conditions de développement se déplacer vers les pôles[xix]. Si cette hypothèse se confirme, alors tout le réseau trophique lié au phytoplancton va suivre ce déplacement, migrer et potentiellement sortir des airesmarines protégées.  

 

Le défi est complexe car dans le même temps les AMP ne font pleinement sentir leurs effets, notamment en termes de restauration des habitats, que sur le moyen et long terme. Les temps de restauration des écosystèmes se chiffrent généralement en décennies. Néanmoins, la prise en compte de la vitesse climatique dans la conception des AMP pourrait permettre de mieux élaborer ces zones protégées en réfléchissant à leur taille et leur localisation afin de mieux conserver la biodiversité océanique[xx]. Ces recherches soulignent également que dans le scénario d’émission de gaz à effet de serre le plus faible du GIEC (appelé RCP2.6), les AMP ont tendance à conserver une plus grande partie de leurs conditions climatiques actuelles contrairement à des scénarios plus pessimistes[xxi].

 

L’océan ne connait pas de frontière

Les recherches montrent que les changements de répartition des populations marines transcenderont les frontières nationales. Comme l’explique Gabriel Reygondeau, chercheur à l’Université de Colombie-Britannique (UBC), « Les poissons marins n’ont pas de passeport et ne connaissent pas les frontières politiques »[xxii]. Par conséquent, seuls la coopération et le dialogue entre les différents pays concernés par ces déplacements permettront des efforts de conservation efficaces et pragmatiques. Des actions sont déjà entreprises en ce sens, comme les négociations actuellement en cours aux Nations Unies sur la préservation de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale[xxiii] ou l’entrée, en Janvier 2021, dans la décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques.

 

Qu’il s’agisse de la pêche ou de la gestion des aires marines protégées, comprendre l’influence du changement climatique sur les dynamiques des populations et des écosystèmes qui les soutiennent serait un atout majeur pour les enjeux présents et futurs. La vélocité climatique est un concept encore jeune qui reste à développer. Mais dans le contexte du changement climatique, mieux prendre en compte cette notion offre la possibilité de penser des réponses dynamiques et adaptées face aux menaces pesant sur la biodiversité marine, ses écosystèmes et ses populations.

 

Auteurs: Hugo Vaulet, Laurent Bopp, Christine Causse, Joachim Claudet, Didier Gascuel, Nadine Le Bris, Sabrina Speich, Françoise Gaill.

 

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Références

[i] PLATEFORME OCÉAN ET CLIMAT (2015) : Les interactions entre l’océan et le climat 6 fiches d’information. Disponible via: https://ocean-climate.org/sensibilisation/ 

[ii] IPCC (2014): Climate Change 2014: Synthesis Report. Contribution of Working Groups I, II and III to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [Core Writing Team, R.K. Pachauri and L.A. Meyer (eds.)]. IPCC, Geneva, Switzerland, 151 pp.

[iii] PLATEFORME OCÉAN ET CLIMAT (2019) : Plaidoyer : Un océan en bonne santé, un climat protégé. Disponible via : https://ocean-climate.org/wp-content/uploads/2019/11/mep-plaidoyer-WEB.pdf

[iv] Jonathan Lenoir, Romain Bertrand, Lise Comte, Luana Bourgeaud, Tarek Hattab, et al. (2020). Species better track climate warming in the oceans than on land. Nature Ecology & Evolution, Nature, 4 (8), pp.1044-1059.

[v] Ibid.

[vi] Doney et al. (2012). Climate Change Impacts on Marine Ecosystems. Annual review of marine science. 4. 11-37. 10.1146/annurev-marine-041911-111611.

[vii] Levin, L. A. & Bris, N. L. (2015). The deep ocean under climate change. Science 350, 766–768.

[viii] Brito-Morales et al. (2018). Climate Velocity Can Inform Conservation in a Warming World. Volume 33, Issue 6, June 2018, Pages 441-457

[ix] Visconti, Piero et al. (2019). Protected area targets post-2020. Science. 364. eaav6886. 10.1126/science.aav6886.

[x] Lam, Vicky et al. (2016). Projected change in global fisheries revenues under climate change. Scientific Reports. 6. 10.1038/srep32607.

[xi] Jonathan Lenoir, Romain Bertrand, Lise Comte, Luana Bourgeaud, Tarek Hattab, et al. (2020). Species better track climate warming in the oceans than on land. Nature Ecology & Evolution, Nature, 4 (8), pp.1044-1059.

[xii] Ibid.

[xiii] Loarie, S., Duffy, P., Hamilton, H. et al. (2009). The velocity of climate change. Nature 462, 1052–1055. https://doi.org/10.1038/nature08649

[xiv] Brito-Morales, I. et al. (2018). Climate Velocity Can Inform Conservation in a Warming World. Volume 33, Issue 6, June 2018, Pages 441-457

[xv] Pinsky, M.L. et al. (2013) Marine taxa track local climate velocities. Science 341, 1239–1242

[xvi] Jones, M. C., and Cheung, W.W. L. (2015). Multi-model ensemble projections of climate change effects on global marine biodiversity. – ICES Journal of Marine Science, 72: 741–752.

[xvii] UICN. Aires Protégées. Visité le 01/10/2020. Disponible via : https://uicn.fr/aires-protegees/

[xviii] Brito-Morales, I. et al. (2018). Climate Velocity Can Inform Conservation in a Warming World., June 2018, Pages 441-457

[xix] Thomas, Mridul & Kremer, Colin & Klausmeier, Christopher & Litchman, Elena. (2012). A Global Pattern of Thermal Adaptation in Marine Phytoplankton. Science (New York, N.Y.). 338. 10.1126/science.1224836.

[xx] Tittensor, D. P., Beger, et al. (2019). Integrating climate adaptation and biodiversity conservation in the global ocean. Science Advances, 5(11), eaay9969. https://doi.org/10.1126/sciadv.aay9969

[xxi] Brito-Morales, et al. (2020). Climate velocity reveals increasing exposure of deep-ocean biodiversity to future warming. Nature Climate Change. 10. 10.1038/s41558-020-0773-5.

[xxii] University of British Columbia. (2018) Climate change has fish moving faster than regulations can keep up: Researchers say out-of-date regulatory system hasn’t kept up with the realities of global warming. ScienceDaily. Disponible via : https://news.ubc.ca/2018/06/14/climate-change-has-fish-moving-faster-than-regulations-can-keep-up/

[xxiii] Conférence intergouvernementale sur un instrument international juridiquement contraignant se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (résolution 72/249 de l’Assemblée générale). Visité le 28/09/2020 Disponible via : https://www.un.org/bbnj/fr